De Tintin… à Lao-Tseu : « Trouver la Voie » !


Trouver la Voie…

Le Lotus bleu

Le Lotus bleu

« Lao-Tseu l’a dit, il faut trouver la voie !… Moi je l’ai trouvée !… C’est très simple : je vais vous couper la tête !… Alors vous aussi vous connaîtrez la vérité !… ». Ainsi s’exprime, dans les aventures du Lotus bleu, le jeune Chinois voulant « aider » Tintin et ses compagnons à trouver la Voie, tous trois ficelés sur leur chaise… Un pauvre fou, prêt à les décapiter avec son cimeterre ! La scène aurait pu prêter à rire, s’il n’y avait eu le contexte dramatique de cet épisode de Tintin menacé par la folie du pseudo taoïste provoquée par l’injection d’une drogue. Curieuse rencontre avec la Voie, le Dao, et avec le personnage investi de la mission de la transmettre, dont l’extravagance de la proposition aurait pu alors évoquer les facéties dont certains maîtres taoïstes sont friands…

Cultiver l’absurde, comme y excellait Rabelais, et par là l’étonnement qu’il suscite, est une façon pour certains taoïstes de casser la forme, le « conforme », le conventionnel, tout carcan social, politique, moral, physique, etc. C’est aussi rire et se rire du monde pour mieux le mettre à distance et se mettre à distance, une manière de retrouver la « simplicité » et la joie de l’enfance… Ermite invisible, confondu avec la montagne, dans ces peintures dites de « montagne et eau » (shanshui), ou poète-ermite humant une fleur de chrysanthème, comme aime à l’exalter le poète Tao Yuanming (vers 370-427)[1], l’adepte taoïste est animé – tout comme le paysage, la nature et l’univers tout entier avec lequel il fait corps –, par le Souffle, le Qi, qui circule et se transforme sous toutes les formes de vies, animale, végétale, minérale, etc.

En buvant du vin (poème de Tao Yuanming, 365-427)

En buvant du vin (poème de Tao Yuanming, 365-427)

Si l’adepte taoïste se garde de tout conformisme, il se conforme, en revanche, au Dao, la Voie centrale de l’harmonie cosmique, la Voie de l’alliance des contraires – les souffles primordiaux Yin/Yang, lumière/obscurité, soleil/lune, masculin/féminin, eau/feu, etc. – formant l’Unité dynamique.

Se libérer de tout ordre conventionnel, aussi bien social que moral, etc., fait partie des postures pour accéder à la vraie liberté, la vraie spontanéité que procure l’unité avec la Voie. Cette liberté résonne dans ces vers de Rimbaud :

« […] Des humains suffrages,

Des communs élans

Là tu te dégages

Tu voles selon. […] »[2].

Elle s’exprime aussi dans le refus de tout système politique voire idéologique, tout « isme » (communisme, marxisme, socialisme, etc.), chez le peintre et écrivain français, prix Nobel de littérature (2000), Gao Xingjian.

Laozi 老子, le Vieux Maître ou Vieil enfant

A l’origine, Laozi (Lao-Tseu). Littéralement le Vieux Maître ou Vieil Enfant, personnage semi-légendaire, dont la tradition chinoise a fait un contemporain de Confucius (VIe siècle avant notre ère), aurait vécu de 570 à 490. Une tradition contestée par les spécialistes, qui mettent en doute son existence et s’agitent autour de nombreuses controverses à ce sujet. Ge Hong 葛洪 (283 – 343), surnommé le « Maître-Qui-Embrasse-La-Simplicité », un éminent lettré chinois féru d’immortalité, raconte dans sa Biographie des immortels divins la conception merveilleuse de Laozi dont la mère « devint enceinte par suite de l’émotion qu’elle éprouva en voyant une grande étoile filante »[3]. Laozi se retrouve divinisé[4] sous les Han Orientaux (25 -220) en tant que personnification du Dao, le Principe suprême d’où tout procède, et instauré sauveur des hommes.

Laozi

Laozi

Selon la légende[5], à la fin de sa vie, alors qu’il se dirigeait, chevauchant un buffle, vers les monts Kunlun à l’ouest de la Chine pour fuir la décadence de la dynastie des Zhou (env. – 1046 – -256) et se retirer du monde, il aurait transmis son enseignement, à la demande du gardien de la Passe, Yinxi, en cinq mille caractères. Mais cette transmission légendaire est, là encore, tout aussi douteuse que ne l’est avérée l’existence du Vieux Maître. Actuellement, le recueil considéré comme l’enseignement de Laozi est un ouvrage divisé en deux parties, comprenant plus de cinq mille caractères, sur la Voie et la Vertu, intitulé le Daodejing (Tao-Te-King), le Livre de la Voie et de la Vertu

Le Livre de la Voie et de la Vertu, également appelé du nom de son auteur supposé, Laozi, est sans conteste l’un des textes majeurs de la littérature chinoise voire mondiale. La version que l’on connaît se présente en deux grandes parties – le Dao ou Tao (la Voie) – et le De ou Te (ou Tö, la Vertu ou Efficience) –, soit en tout quatre-vingt-un chapitres, rédigés sous la forme de courts poèmes. Abondamment commenté depuis des siècles en Chine (environ sept cents commentaires), le plus traduit et glosé à travers le monde, certains s’en sont même emparés ici ou là pour promouvoir et alimenter de nouvelles idéologies, spiritualités, et autres ésotérismes assortis de pratiques – méditatives, thérapeutiques, psychophysiologiques, etc. – de plus ou moins bon aloi. La datation de cet ouvrage composite est controversée tout comme le sont l’historicité de son auteur et son attribution à un auteur unique. Des découvertes archéologiques en Chine continentale ont mis au jour des fragments du texte datant de la fin du IVe siècle avant notre ère, époque des Royaumes Combattants (480 – -221), et d’autres du IIe siècle avant notre ère[6].

Le Tao

Plusieurs notions fondamentales émergent des quatre-vingt-un poèmes qui le composent, telles que : la Voie Dao (Tao ), la Vertu ou Efficience De (Te ), le Un (Yi 一), la Spontanéité, le Non-Agir (ou Non-intervenir, wuwei 無爲), le Retour, etc. Pour l’essentiel, qu’est-ce que le Dao ? Dans l’acception chinoise courante, le sinogramme signifie « voie » – la fameuse Voie évoquée dans le Lotus bleu –, « méthode », « règle de vie », « procédé », « doctrine ». Mais le Daodejing (Livre de la Voie et de la Vertu) donne à ce mot une portée singulière, une dimension métaphysique, que l’on perçoit dans l’avertissement suivant : on ne connaît pas le nom véritable du Dao, « Dao » n’est qu’une appellation. Ce dont un écrit du XIe siècle se fait explicitement l’écho : « le Dao n’a pas de nom, le sage l’a nommé par artifice » (Préface du Wuzhen pian, voir Isabelle Robinet, Méditation taoïste, édit. Dervy, 1979, p. 226).

C’est le Principe suprême, jamais défini, tout au plus esquissé par des « artifices » de langage, des appellations, des négations. Il maintient en cohésion les deux principes régissant l’univers, appelés souffles primordiaux, Yin/Yang – à la fois opposés et complémentaires, qui se manifestent dans les couples tels que obscurité/lumière, froid/chaud, souple/dur, féminin/masculin, etc. –, formant ainsi une unité harmonieuse, dynamique, source d’où procèdent toutes les transformations incessantes, spontanées, créatrices, à l’œuvre dans l’univers. Il est source de vie. La figure du Saint (shengren 聖 人), et analogiquement celle du souverain antique, représente ce Dao, cette unité dynamique. L’ordre s’établit spontanément entre la Nature, l’homme et le Ciel, grâce à son rôle de médiateur, sans qu’il ait besoin d’intervenir. Ne pas intervenir, c’est le Non-agir (wuwei 無爲) du Dao – comme de celui du souverain, sorte de version anthropomorphique du Dao –, qui revient comme un leitmotiv tout au long du Daodejing : « Le Dao pratique constamment le Non-agir, et [pourtant] il n’y a rien qui ne se fasse »[7]. Le cours des choses, des êtres, se déroule et s’organise spontanément grâce au Dao, une spontanéité venant de l’adéquation complète des êtres et des choses au processus d’unification constamment à l’œuvre dans l’univers.

>>> A suivre Zhuangzi au-delà des mots

N. B : Pour les mordus de philatélie, vous pouvez consulter en ligne mon article complet « De Tintin… à Lao-Tseu : trouver la Voie ! » sur le site du mensuel Timbres Magazine

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[1] Voir HE Qing, Images du silence. Pensée et art chinois, L’Harmattan, Paris, 1999.

[2] Rimbaud, extrait du poème « Éternité », dans le recueil intitulé Vers Nouveaux (mai 1872). Il existe une autre version de ce poème dans « Une saison en enfer » (Alchimie du verbe).

[3] Voir la Biographie des immortels divins attribuée à Ge Hong (283-343), qui pourrait dater du XVIe siècle.

[4] Sous les Han Orientaux (25 – 220). Voir Anna Seidel, La divinisation de Laozi dans le taoïsme des Han, 1967.

[5] Sima Qian, Mémoires historiques, (in notice historique de Sima Qian, traduction Stanislas Julien) :

« Lao-tseu se livra à l’étude de la Voie et de la Vertu ; il s’efforça de vivre dans la retraite et de rester inconnu. Il vécut longtemps sous la dynastie des Tcheou, et, la voyant tomber en décadence, il se hâta de quitter sa charge et alla jusqu’au passage de Han-kou. In-hi, gardien de ce passage, lui dit : « Puisque vous voulez vous ensevelir dans la retraite, je vous prie de composer un livre pour mon instruction. » Alors Lao-tseu écrivit un ouvrage en deux parties qui renferment un peu plus de cinq mille mots, et dont le sujet est la Voie et la Vertu. Après quoi il s’éloigna ; l’on ne sait où il finit ses jours. Lao-tseu était un sage qui aimait l’obscurité. »

[6] Les premières à Guodian (province du Hubei, République populaire de Chine) ; les secondes à Mawangdui (province du Hunan, République populaire de Chine). Voir à ce sujet la conférence de Rémi Mathieu sur Canal U, la web tv de l’enseignement supérieur : Laozi Daode jing Le livre de la Voie et de la Vertu

[7] Daodejing, chap. 37.

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